Deux centimètres.
Mon menton est à deux centimètres de la barre.
Je tends mon cou telle une girafe qui aurait juste dévoré les œuvres complètes de Lamarck, mais pour autant je n’ai pas de vertèbre qui pousse par miracle.

Putain de barre !!!
De toute façon, le problème ce n’est pas le cou, mais les biceps. Impossible de finir cette contraction musculaire qui me permettrait de me hisser un tout petit peu plus et de faire ma douzième traction, et de ré-enchainer sur les thrusters, qui finalement sont moins difficiles que je ne l’imaginais.
Il me reste une minute, soit environ une soixantaine de secondes. Dans ces cas là, on compte les secondes, et certaines sont bien plus longues que d’autres. Est-ce que ce sera suffisant pour refaire un petit stock de créatine phosphate et me propulser au-dessus de cette putain de barre ? J’essaye une prise en pronation, plus facile, je me concentre, je respire, j’imagine un tigre à dents de sabre qui va me déchiqueter le postérieur si je ne me hisse pas à la hauteur voulue, sans succès.
Puis je jure et je peste et résiste à l’idée de bourrer ma barre d’haltères de coups de pieds rageurs, ce qui joindrait le ridicule à l’inutile. Après quelques tentatives, je décroche, au sens propre et figuré, et je regarde les dernières poignées de secondes s’écouler. 7 minutes, c’est fini.
C’était la dernière épreuve des opens CrossFit 2018, le 18.5. Une échelle croissante de trois : trois thrusters (pour les francophones : une combinaison de front squat et de presse épaule), trois chin to bar (traction menton au dessus de la barre), puis six, puis neufs, puis douze, mais la douzième traction aura raison de mes capacités de contractions musculaires. Sur le papier, ça a l’air facile … mais évidemment l’effort répété de plus en plus long et sans récupération aucune sature très vite les muscles en lactates et probablement plein d’autres trucs. De quoi, je ne sais pas, mais au bout d’un moment la machine s’arrête. Enfin, la mienne.
Fin de l’épreuve, fin des Opens. J’ai même pas eu le temps de transpirer. Un check avec mon juge, un newyorkais basané avec un épais accent espagnol. Lui non plus n’est pas très content de son score, et en plus je l’ai battu – même si la différence d’âge fait que mon épreuve était nettement plus facile que la sienne.
Finalement cette histoire m’aura bien occupé pendant pratiquement 2 mois. De la décision initiale de participer (abandon total de l’égo et de la peur du ridicule) aux savants calculs pour savoir comment découper les séries et d’avoir fait ça sur trois continents, c’est quelques belles leçons (en plus des courbatures).
18.5 : Age is not just a number
Dernière leçon des Open : quand tu es vieux, tu lèves moins lourd et tu fais des exercices plus faciles. Même en Rx (niveau théorique, par opposition à « scaled », épreuve simplifiée). Implicitement, on considère que le niveau ne change pas de 25 à 45 ans, et ensuite on lève le pied. En gros, la difficulté de mes épreuves est la même que celle d’une femme dans la force de l’âge. Ça va paraître évident à beaucoup de monde, ben oui t’es vieux, t’es moins fort. Au marathon aussi les temps de qualifs ne sont pas les mêmes en fonction de l’âge. Mais quand même ! Je préfèrerais me dire que mon niveau passable est lié à mon manque d’entrainement plus qu’à ma vieillerie, mais non.
On va mettre ça sur le compte de ce qu’on veut, déni de réalité, tout ça. Le fait est que même si les signes extérieurs sont indéniables et acceptés (quoique qu’un petit tirage des paupières me tente de temps à autre …), dans la tête ça ne change pas, à part quelques mots qui disparaissent de temps en temps. Et ça n’a pas d’importance, ce n’est pas une raison de lever le pied … au contraire : il reste moins de temps. J’ai toujours un âge indéfini, et ce n’est pas mon âge qui me définit.
Je suis sans doute hyper-réactif au discours dans lequel j’ai grandi : « la vieillesse est un naufrage » et « qui veut aller loin ménage sa monture » … mais j’ai quelques épaves autour de moi aussi même si mes antécédents familiaux sont plutôt excellents. J’aurais bien aimé réussir convaincre mon père de s’initier au bonheur des kettlebells, mais ce sera dans un autre univers.
18.3 : Dépassement
L’autre leçon, toujours utile, c’est la dialectique subtile entre la gestion de ses propres limites et la tentative de dépassement de soi. Beaucoup de crossfitteurs expliquent qu’ils ont réussi à faire des trucs pendant les opens qui ne « passaient pas » à l’entrainement, et c’est vrai. Adrénaline, énergie collective, encouragements, compétition …
Ma modeste expérience en la matière était sur le 18.3. Séries décroissantes de deadlifts et push presses (soulevé de terre et presse épaule avec appel des jambes). J’assure le coup en faisant l’épreuve en mode « Scaled » (plus facile, poids inférieurs et presse épaule remplacée par des pompes à genoux) le vendredi matin et puis un copain de la box m’explique que si je le fais en mode Rx, même une seule rep, j’aurai un meilleur classement.

18.3, première (scaled)
Bon, il faut deadlifter 85 kilos : fastoche. Le deadlift, ca fait pas trop peur, et j’ai déjà soulevé plus de 100 kilos. Et puis, si tu peux pas soulever, ben tu peux pas, la barre va pas te tomber sur la gueule, elle est déjà au sol 🙂 Mais ensuite il faut passer 42,5 kilos au-dessus de la tête. Tout ce qui est bras tendus, c’est une autre paire de manches (c’est le cas de le dire), de bras et surtout d’épaules. C’est à la fois un geste glorieux, de puissance et de victoire, mais il est complexe et puis j’ai pas des épaules de gymnaste. Et j’ai jamais levé autant. Donc je me dis mesquinement que je me contenterai de faire les deadlifts, c’est pas comme si ma vie en dépendait ou que je sois dans le top 3 du classement mon. Mais je me fais rappellera l’ordre par Yann, le coach qui me juge. « Ben tu prépares pas ta barre pour les push press ? » « J’vais pas y arriver » « T’en sais rien, essaye quand même». J’ai pas envie de montrer que je me chie dessus, enfin pas trop, et puis la box est vide à part Pauline qui s’entraine (et qui envoie du bois), alors allons-y.
Je vais passer mes 21 deadlifts tranquillement, et après il me reste quelques minutes pour le overhead. Le contrat est rempli, c’est que du bonus, alors j’en fais un.
Et puis mes épaules ne se disloquent pas, ma colonne vertébrale n’expulse pas les disque intercostaux (inter-costauds ?) comme des pépins de pastèque et Yann me regarde un peu narquois « ben tu vois ? allez, tu as le temps de faire la série de 21 ».
Alors je recommence. Une fois, deux fois … évidemment ça se corse sur la fin et j’ai l’impression d’être un vieux machin qui bringueballe et tremble de partout et là aussi les dernière centimètres pour arriver à verrouiller les coudes deviennent de plus en plus longs. Mais les 21 passent dans le temps, à ma grande surprise. Et pour mon plus grand bonheur évidemment, parce que rien ne vaut de réussir un truc dont on se pensait incapable 5 minutes auparavant.

Les barres du 18.3
18.2 : Tribu
Dakar.
Ses taxis antédiluviens, ses rues crasseuses avec les magasins à ciel ouvert, ses micro-commerces alimentaires et … sa salle de cross-fit. Identifiée sur Facebook (qui peut parfois être utile quand il n’est pas en train de piller nos infos persos). Je m’y suis précipité dès mon arrivée, ai été accueilli à bras ouverts, participé à deux WODs et pris rendez-vous pour faire l’open Samedi matin, en mode vidéo parce que le gérant de la salle n’est pas encore un juge assermenté.

La box de Dakar
Le seul problème c’est que j’ai eu la mauvaise idée de manger une salade de tomates la veille et subséquemment passé une grande partie de la nuit à me déshydrater en position assise. Et qu’en plus j’ai un début de crève.
Bref, je fuis de partout, mais est-ce une raison pour fuir aussi … mon engagement ?
Je décide que non. En plus cette épreuve je peux la faire en mode Rx ; Dumbell squats à 34 kilos, ça passe. Bon c’est encore une putain d’échelle montante et ça va vite piquer mais ça dure 12 minutes, c’est pas comme un marathon non plus.

Plus que 40 secondes …
Là ce qui est génial c’est de débarquer dans une ville où on ne connaît personne, et se retrouver dans un terrain de jeu familier, et de rentrer en relation immédiatement par ce biais. Ce qui est une expérience assez unique et m’a fait réaliser la force unificatrice du sport pratiqué ensemble, indépendamment de la couleur, de la religion ou des opinions politiques.

Un peu de réconfort dans un monde de brutes …
Paradoxalement, je me sentirai nettement moins bienvenu dans la Box à Manhattan, que ce soit par le coach ou les autres participants.

Crossfit Hell’s Kitchen
Mais le new-yorkais est un être humain particulier ; et j’ai quand même pu faire mon open donc l’essentiel est sauf, et puis, ça venait peut être de moi, après tout.

Les 10 commandements
18.4 : Autonomie et responsabilité
Comment on gère un événement qui implique 500.000 personnes tous les week-ends ? En responsabilisant les participants, et ça aussi c’est vachement intéressant.
D’abord, à chaque épreuve, il faut réfléchir à sa stratégie. Dans mon cas : Rx ou Scaled ? Le 18.1 et le 18.4, je les ai faits deux fois. Et ensuite : comment on s’y prend, à quelle vitesse, comment on « breake » pour récupérer, est-ce qu’on va la faire une fois ou deux, etc, etc.. Je me suis vu à faire un tableau Excel pour calculer mes temps, et tout le monde se pose ce type de questions.

Il faut convertir les livres en kilos aussi !
Mis à part le fait que c’est nettement plus challengeant et intéressant que la course à pied (marathon : tu cours à 4 :20 au kilo pendant 30 bornes et si ensuite il te reste du jus, tu essayes de faire 4 :15) c’est, comment dire, responsabilisant. Ce qui va de pair avec la relative complexité des mouvements, les cours de biomécanique et d’anatomie implicites dans les WODs. Si tu comprends rien, ça va pas le faire.
Et puis on se débrouille entre nous. On organise l’espace de compétition, on mesure, on discute. Un petit côté méticuleux et libertarien. Comme les premières « garage gyms » où on décide de ce qu’on va faire en toute autonomie. Et on se juge, en étant à la fois le plus impartial possible sans être sadique. No rep ! Oui, tu as raison, elle était pourrie cette rep.
18.1 : Open, c’est vraiment open
J’ai fait le 18.1 en mode scaled parce que j’étais incapable de faire le premier mouvement de l’épreuve en mode Rx (toes to bar, toucher la barre avec les orteils en étant suspendu, remplacés par des simples abdos). Ca m’a permis de démarrer tout ce bazar.
Bien sur, on peut aussi s’aligner sur un marathon et viser de faire 5 heures. Mais c’est pas pareil. Parce que dans le Crossfit la gradation de l’effort en fonction des capacités est réelle, et permet à chacun de se confronter à ses propres limites, quel que soit le niveau.
Je trouve que cette dimension « universelle », qui correspond vraiment à la volonté du fondateur est super, en ces temps où le monde entier bouffe n’importe quoi, fait n’importe quoi ou rien comme sport et attend des pilules magiques pour résoudre ses problème.
J’insiste là dessus parce qu’en général ce qu’on retient des Open ce sont le top 0,001% qui réalisent des performances hallucinantes, mais en fait le CrossFit est vraiment une méthode qui se veut universelle et accessible. Qu’on peut ne pas aimer ou critiquer, bien sûr. Il y a des lacunes dans le crossfit (notamment la dimension « avoir un adversaire »), et il y a d’autres approche (comme MovNat) qui sont aussi focalisées sur la fonction, et d’autres que je ne connais surement pas.
Mais bon … je suis allé dans une salle de sports classique entre deux opens. Pleine de machines à 15.000 balles le bout, pour bien travailler les muscles en isolation et nous rassurer sur l’efficacité du travail. Y’a des poulies, des câbles, des plaques, ca brille et ça ressemble à tout un tas d’aliens, et chacun est dans son coin (en train de regarder des séries télé sur son téléphone …) et personne ne se parle (et sans doute personne ne progresse réellement non plus).
Il y a peu de matos dans une box : des haltères, des barres d’haltéro, des anneaux, mais tous les mouvements sont des mouvements complexes et fonctionnels. Au final ce qui compte c’est de faire fonctionner son corps le mieux possible, quel que soit le niveau, et ça se fait collectivement.
Et réussir à faire faire des épreuves sportives aux 4 coins du monde, à plus de 500.000 personnes, pendant 5 semaines, de tous niveaux, avec une organisation totalement autonome, c’est quand même un sacré tour de force. Je sais je me répète mais ça continue à me bluffer totalement.
Rendez vous l’année prochaine pour les Open 2019 ?
Vu mon classement assez pourave (2862 sur 4321 dans ma catégorie), c’est sur qu’il y a de la marge de progression !!!
Si vous voulez voir les épreuves…
Ou mon premier post sur les open … ou celui sur Dakar …