Allez, rame !
« Plus qu’une minute … c’est la dernière séquence de rameur … arrête de regarder partout, y’a que le compteur de calories qui t’intéresse, concentre toi ! » … Matt, coach de la box et en l’occurrence juge de l’épreuve que je suis en train de terminer, dose tant qu’il peut encouragements et conseils, et je tire sur cette putain de chaine de rameur autant que je peux, ou disons, autant que je crois que je peux. Y’a pas, impossible d’atteindre les 1.300 calories / heure, je plafonne à 1.100-1.200, putain !
Le rameur, c’est technique ; même si c’est censé être un exercice d’endurance aérobie, la puissance musculaire joue un rôle déterminant. Bien plus que dans la course à pied … Encore des excuses que mon cerveau, sans doute alerté par l’effort inhabituel que je suis en train de fournir, fabrique à loisir. J’ai déjà fait du 1.400 cal/heure, pourtant … Il ne pourrait pas me foutre un peu la paix, mon cerveau, et me laisser essayer de battre mon propre record du monde personnel, non ?

Le théâtre des opérations …
Excel, la carte et le territoire
Après ces 20 minutes d’enchainement de 8 situps / 10 clean & jerk / 14 calories rameur, je termine en nage mais en ayant enchainé assez peu de « reps » supplémentaires par rapport à ma première tentative, faite totalement à l’aveugle trois jours plus tôt. 359 au lieu de 354. Je suis déçu. J’avais pourtant bien fait mon tableau Excel le matin même avec plein de formules magiques pour savoir le nombre de reps à faire par minute …
Excel, que ce soit pour le sport ou les business plans, c’est trompeur, parce que la réalité est là, tapie derrière. Et la réalité, les tableaux Excel, elle s’en tape. Mon beau projet de 400 reps en 20 minutes (40 reps de plus en 20 minutes, ça fait 2 reps par minute, fastoche) était aussi ancré dans le réel que les BP que je vois passer sur lesquels je travaille, avec des taux de croissance monstrueux sur des bases qui paraissent tout à fait rationnelles. Excel est notre meilleur ennemi 🙂
Toute cette histoire a commencé il y a quelques mois, avec l’annonce des ….
Open CrossFit 2018
Pression du groupe : « tu ne peux pas ne pas le faire » ; « tu vas voir, c’est marrant » «arrête de réfléchir et inscris toi » « ça va te faire progresser » … Je tiens à ma place dans cette nouvelle tribu, et après tout, une fois la distance prise par rapport à la performance, qui est de toute façon une illusion narcissique si on n’est pas un professionnel du sport en question, j’ai pas grand-chose à perdre à part les 20 dollars de l’inscription. Alors allons-y. Quoi qu’il advienne, je vais apprendre des trucs. Sur moi, les autres, le monde. No excuses. No ego.
Testostérone et sueur
Un truc super agréable avec le CrossFit, peut-être spécifique à la box (et à la « team ») dans laquelle j’évolue, est que la dialectique entre « on se tire la bourre et je vais te montrer que j’en ai une plus longue que toi (déclinable à l’infini, le symbole sexuel pouvant être métaphorisé par n’importe quelle figure d’exercice …) » et la connivence forgée dans la sueur collective fonctionne très bien. Testostérone et transpiration font bon ménage. On peut se donner des conseils et se tirer la bourre ensuite. Pour moi, c’est facile, parce que vu mon âge (et ma forme) canonique je suis un peu hors concours et je ne vais pas m’aventurer à revendiquer une place de mâle alpha. Ce qui ne m’empêche pas d’être très fier de pouvoir deadlifter plus de poids que des petits jeunes: oui, m’sieu, 100 kilos ce matin, et 15 fois de suite en plus ! Tendresse et respect de me voir à leur âge, bien loin de cet univers à l’époque, entre guitares, jack Daniels, Marlboro et psychanalyse …. Ce qui compte, c’est d’être ensemble, faire un truc qui nous plait et nous aider mutuellement à progresser. Et se tirer la bourre.
Donc je m’inscris aux « Open ».
C’est quand même un truc de dingue, une épreuve sportive qui se déroule en même temps sur toute la planète, à laquelle plus de 400.000 personnes participent, sachant que quelques centaines iront en finale : donc c’est juste pour le plaisir de la compétition pour tous les autres.
Be ready for the unexpected …
Le responsable de l’organisation, Dave Castro, le dit bien – c’est à la fois une épreuve massive et populaire, et une sélection digne des Jeux Olympiques. Les vainqueurs des Games ont le statut de héros surnaturels (Quoi ? 1346 reps ? ce type est une machine !), pratiquent le CrossFit comme un métier (8 entrainements et deux lectures de Bible par jour …) et ont des documentaires dévolus à leur gloire (si vous avez Netflix, il y a de quoi regarder). On ne va pas tellement s’intéresser à eux ici, même si les documentaires sont cool et on peut glaner quelques idées sur les techniques d’entrainement. On est toujours dans une logique de « quelle est la meilleure manière de stresser l’organisme pour le prendre plus fort et efficace », et vu les objectifs antagonistes du Crossfit, la stratégie idéale n’est pas encore gravée dans la pierre. Pour un sport qui revendique « soyez prêts pour l’imprévisible », c’est un peu logique.
Poussez pas, y’en aura pour tout le monde !
Dans la catégorie « massif et populaire », pas d’échappatoire possible. Si on ne sait pas faire les mouvements techniques demandés dans la version Rx (clin d’œil à la prescription médicale en Latin), il y a une version « scaled » plus accessible, tout en faisant travailler les mêmes groupes musculaires. Dans le cas présent, les « Toes to Bar » sont remplacés par des « Situps ». C’est moins spectaculaire, ça fait nettement plus mal au cul, c’est sûr, mais si on ne sait pas faire les « T2B » on peut quand même jouer, et ça donné évidemment férocement envie d’apprendre à les faire.
Il y a des variations par tranche d’âge aussi. Étant dans la catégorie « senior », je dois soulever un haltère de 10 kilos, au lieu de 25. Moment de soulagement (10 kilos, c’est tout ?) immédiatement suivi de la prise de conscience désagréable de ma vieillitude. Il croit quoi, Dave Castro, que j’ai déjà de l’ostéoporose ou quoi ? En Rx c’est 17 kilos, ça reste honorable, mais je n’ai pas le droit de jouer parce que je sais pas faire les T2B, that’s life. Je ne suis pas le seul cela dit, on est plus d’un millier d’inscrits dans cette catégorie, 1212 pour être précis. Au final, ce qui compte c’est de se bouger le cul et de se mettre des challenges dans un contexte un peu structuré, et là le contrat est rempli. 10 kilos pour un clean & jerk, c’est quand même un poids de Mickey, je suis auto-vexé parce que c’est trop facile. Et effectivement, pendant l’épreuve, ça l’est.
Le CrossFit est donc une activité délibérément schizophrénique : une élite de gladiateurs qui font le show et la grande majorité des pratiquants qui veulent juste avoir un sport fun et efficace. Ce que revendique le fondateur, Glassmann, qui préconise son activité de 7 à 77 ans, et plus si affinités . Pas si différent de pleins d’autres sports, sauf que les open sont pour tout le monde, en même temps. Les marathons que j’ai couru, j’ai vu le cul des champions pendant 10 secondes, et encore ! Là on peut faire l’épreuve en même temps que d’autres, plus ou moins forts que soi. Et ça n’incite pas à regarder ses héros à la télé le cul dans le canapé en mode pizza/bière, comme le foot ou la formule 1, ce que je trouve personnellement super, ayant peu d’appétence pour le phénomène « supporter » ou « fan » (sauf pour la musique, mais c’est un autre sujet !)
Ô vieillesse ennemie …
J’ai lu il y a déjà bien longtemps que la probabilité de décès était inversement proportionnelle au % de masse musculaire. Corrélation ou causalité ? L’entretien de la masse musculaire va de pair avec des habitudes de vie saines (sauf si vous vous bourrez de stéroïdes anabolisants …) , et à contrario quand vous faites une grosse chimio pourrie qui va dézinguer autant de cellules saines que de métastases, c’est quoi qui vous tue finalement ?
On sait quand même que le tissu musculaire sécrète tout un tas d’hormones, plutôt plus bénéfiques que celles sécrétées par les adipocytes (c’est pas un papier scientifique, c’est un article de blog, me demandez pas les références, croyez-moi sur parole J). Et aussi que les muscles ça tire sur les os, et donc ça évite qu’ils s’effritent, et surtout, surtout, que tout cela fait travailler le cerveau bien plus que de faire des mots croisés.
Mea culpa
L’intello cartésien englué dans la dialectique « c’est le cerveau ou les muscles, mais pas les deux, choisis ton camp camarade » a eu un peu de mal à arriver à cette conclusion, mais y’a que les cons qui ne changent pas d’avis … La vérité implacable c’est que notre cerveau de primate est bien plus sollicité pour coordonner un mouvement complexe que pour coller un pourcentage dans un tableau Excel. Bon, le mien en tout cas.
Vous pourrez me dire que comme ma première rencontre avec un tableur remonte à une époque où Excel n’existait pas (si, si, avant il y a eu Multiplan et Lotus 123) mes circuits synaptiques sont bien rodés, bien plus que pour lever une barre de 100 kilos.

10 + 15 + 5 + 5 + 5 = 40 plus 1/2 barre de 20. et en prime 2,5.
J’admets l’argument. Je vous répondrai que, pour avoir une fenêtre directe sur le handicap moteur avec mon fils, tout ce qui vous paraît évident (genre marcher) ne l’est que parce que votre cerveau gère tout ce bordel biomécanique infiniment complexe avec une précision d’orfèvre à l’insu de votre plein gré. Et vous laisse à croire que ça fonctionne tout seul et que la vraie valeur ajoutée du cerveau dans l’organisme c’est la capacité à réfléchir, avoir une représentation mentale de soi et des autres. C’est vrai aussi et c’est pour cela que nous sommes le super-prédateur absolu, mais sans cerveau, y’a pas de mouvement.
En prime, la force musculaire est finalement LA qualité fondamentale. De la même manière que si vous êtes entrainés aux efforts aérobies, votre FC pour un effort (vitesse) sera nettement moins élevée qu’un personne sédentaire, économisant donc votre cœur quand vous montez les escaliers 4 à 4 ou tapez un sprint pour attraper le bus, la force brute que vous développez rend tous les gestes du quotidien nettement moins difficiles pour votre organisme. La bataille sans fin entre tenants de l’aérobie et de de la force (cardio or weights ?) nécessitera un post à part entière parce que c’est une histoire aussi déjantée et intéressante que celle du cholestérol qui bouche les artères … La réalité est que la force pure en réalité développe aussi les capacités aérobies. Ami marathonien lecteur du blog qui ne me croit pas, viens donc faire un backsquat avec 60 kilos sur le dos et mesure ta FC à la 5ème répétition, tu seras surpris !
Pause publicitaire
L’autre jour je faisais mes courses au supermarché du coin, et j’ai une double vision entre un petit écriteau « plus de 8 kilos, on laisse dans le caddie » et le caissier scotché à sa chaise avec un IMC qui frôlait les 35.
8 kilos … Quelle blague. Quelle tristesse plutôt. Même si je comprends que le caissier n’a pas forcément envie de soulever 10 tonnes par jour.
Compétition Œcuménique
J’ai donc fait mon 18.1 deux fois (oui, les noms des épreuves ressemblent à des versions de logiciel …). Et je suis allé voir mon classement, et je me suis dit « merde, je peux faire mieux » et « je voudrais faire la version Rx et donc je veux apprendre à faire tous ces mouvements que je n’arrive pas à faire encore ». Y’en a tellement …
En bon pro du marketing (« trouvez un marché sur lequel vous êtes le leader ») finalement réussi à trouver un sous-groupe dans lequel j’ai pas un classement si pourri dans la catégorie « 55-59 ans / Europe du sud / version Scaled). Je suis 3ème … sur 31 🙂
Et actuellement en route vers Dakar j’irai faire mon 18.2 dans une box locale que j’ai déjà identifié, et comme je repars aux US fin Mars, sans doute le 18.5 à New-York.

Danger du voyageur : confondre la corde à sauter avec le chargeur du mac …
On est de plein pied dans l’ère des plates-formes et de la désintermédiation ; on peut même faire son épreuve chez soi, se filmer et uploader la vidéo. C’est comme ça que j’ai pu voir un norvégien qui avait filmé son épreuve et que je me suis dit que j’allais lui niquer sa race en lui collant quelques reps dans la vue. Ce qui prouve que j’arrive à fabriquer encore un peu de testostérone 🙂
Ce matin, je me suis levé à 6 heures 15, j’ai fait mes 4 bornes en me-mover par -7° (ressenti -10, j’avais l’impression de faire une descente à ski) juste pour faire mon WOD avec mes petits camarades et nous étions tous hystériques à discuter des performances de untel et untel. Oui j’ai eu froid, et alors ?
Si vous me suivez un peu, vous savez que mon enthousiasme a une fâcheuse tendance à virer au prosélytisme parfois, mais je me soigne. Le but de ce post n’est pas de faire un panégyrique du CrossFit et des crossfiteurs, qui sont des humains comme les autres et donc avec leur proportion de cons, de tricheurs, de mecs qui se la pètent, etc. comme dans tout groupe humain. On a toujours tendance à idéaliser le groupe auquel on décide qu’on appartient et à le penser meilleur que les autres, ça fait partie de notre fonctionnement cognitif. J’ai déjà donné :-).
Inconfort et limites psychologiques
Si panégyrique il y a, c’est plutôt de l’effort et de la mise volontaire dans des situations d’inconfort physique et mental, avec le dosage que vous voulez, en fonction de votre propre chimie interne.
Je ne sais pas pourquoi je n’ai fait que 5 reps de plus entre mes deux passages, alors que j’avais une stratégie, un tableau Excel 🙂 et que le geste que j’ai fait pour mes clean & jerk était plus simple et efficace que Vendredi. Nous sommes toujours dans des arbitrages inconscients sur ce type de truc. Tant qu’on est pas à FC max on peut toujours faire un effort supplémentaire, même si on ne peut pas tenir pendant 20 minutes. Zatopek courait en apnée jusqu’à ce qu’il tombe dans les pommes (post sur le sujet ici). Steve Prefontaine, grand coureur américain des 70s et pote de Phil Knight et un des premiers ambassadeurs de Nike (tiens, un autre post sur le sujet ici) disait que certes il était bon mais surtout il avait une tolérance à la douleur supérieure aux autres.
Dans mon cas il y a du boulot, entre l’apprentissage de nouveaux gestes techniques, la force pure, et la confrontation à la peur et l’effort (encore plus) intense. Mais au final c’est ça qui est intéressant, avoir des axes de progrès multiples. Et oser aller chercher ses limites. La prochaine fois je vomis, c’est promis 🙂 .
Miroir, miroir …
Suis-je en cela un reflet de l’époque narcissique et compétitive dans laquelle nous vivons, comme je viens de le lire dans un magazine ? Ais-je plus peur de la dégénérescence physique que la moyenne ? Franchement, je ne crois pas. Je n’ai rencontré personne dans mon entourage se déclarant satisfait d’avoir un cancer du poumon ou de ne plus pouvoir monter un escalier sans être essoufflé. Donc tout cela a vocation à vivre mieux, plus longtemps, avec le matériel génétique dont on dispose, qu’on ne peut pas changer mais dont on peut influencer l’expression.
Pour l’instant on n’a qu’un corps. Altered Carbon, la nouvelle série de Netflix, met en scène un monde où on peut en changer à loisir, et on y arrivera sans doute un jour et/où à vivre dans une réalité complètement virtuelle, à la Matrix. Mais on a un peu de temps …
Donc en attendant, aller transpirer de concert en contractant nos muscles et en surprenant notre cerveau, ce n’est pas une stratégie totalement idiote.
Et je me demande bien ce qu’il va y avoir dans le 18.2 … je vous tiens au courant 🙂
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Merci aux membres de la #team7H, et Manue, Matt, Raph, Yann, Fx, et les autres, avec lesquels les conversations post WOD ont beaucoup alimenté ce post. Et félicitations à Maria que j’ai vu passer ses premières T2B en faisant le 18.1 !
ah ah ah ! j’aime bien lire les petites allusions entre les lignes ! C’est marrant de suivre l’évolution de tes centres d’intérêt via le blog 🙂
Aaah c’est bien les fidèles lecteurs 🙂 tout change et tout est pareil finalement. On mue en permanence mais il y a un fond qui reste constant. Où se loge t’il … that’s the question !
Énorme ton classement, tu sembles être cerné par des Italiens et sauve l’honneur de la France. Et utilise tes tableurs Excel pour autre chose, plus fiable et plus utile 😉 En tout cas chapeau pour tes efforts pour ces series, je ne pourrai plus faire ce type de WOD je n’en ai plus le courage.
C’est gentil Greg mon classement sera énorme quand je serai en Rx, pas en Scaled, même si, étant compétitif comme tout je savoure ce classement et j’espère bien le conserver sur les WOD suivants. Quand aux efforts … c’est juste de la tentative de dépassement de soi, chose que tu fais à ta manière que moi je ne pourrais plus faire non plus … Le bonheur il est dans la confrontation à l’inconfort qu’on s’inflige … parce qu’on vit dans des bulles hyper-privilégiées. Ayant passé l’après midi à me balader dans Dakar je mesure le luxe incroyable dans lequel nous vivons, le mendiant dans la rue son challenge il est pas intellectuel, il est juste de survivre pour de vrai. Mais un jour je viendrai faire la SaintéLyon avec toi, promis 🙂
Et j’attends avec impatience ta dissection des écoles de fitness, l’endurance versus la force ! Y’a des tonnes de trucs à dire. Tout de suite un truc évident : la force séduit, impressionne et marque immédiatement. C’est un atout glorifié depuis longtemps. On transpose moins bien dans l’imaginaire l’effort d’endurance je trouve…
Quant au dépassement de soi, dès lors qu’on se met dans le rouge c’est difficile. Comment faire une échelle des choses ? Est-ce ce plus compliqué de passer 3h au max de ce qu’on puisse faire sur un marathon ou faire 5 min d’effort all out ?
Sujets denses et passionnants. Pour avoir passé quelques minutes sur un assault bike hier en essayant de me focaliser sur les sensations et la lutte entre « mon cerveau me dit de ralentir » et « je veux continuer » … il y a une qualité particulière sur les efforts « all out » qui vont être sur des durées de 30 secondes à quelques minutes, ce qui serait du 400m en course à pied et qu’à mon avis on n’approche sur marathon que sur les derniers kilomètres.
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