Exceptionnellement je voyage en Business entre Dakar et Nairobi, espérant pouvoir dormir un peu (départ Dimanche 4 heures de l’après-midi, arrivée Lundi 6 heures du mat). Certes les sièges sont larges, mais le 737 est tellement vieux qu’il n’y a ni prises de courant, ni écran vidéo .. et un cendrier dans les toilettes. Je me console en écrivant la trame du post précédent et picolant plus que de raison, ce qui se traduira évidemment par une migraine carabinée à l’arrivée.
Wifi à l’aéroport; Ouf. Entre Orange qui m’inonde de messages incohérents et d’alertes sur ma consommation de data, ça me rassure sur ma capacité à communiquer avec mon taxi, trouvé sur un site internet en deux coups de Google – et qui me Whatsappe dès mon arrivée.
Je passe l’immigration sans souci, bien que le document que j’ai uploadé sur le site « e-citizen » pour justifier de ma visite sur le territoire ne soit pas valide puisque c’est celui …. de l’année dernière. Je voulais tester la rigueur du process, j’ai vu ! De toute façon, les mecs avant moi dans la file « visa » le font sur place, en griffonnant un formulaire sur leur cuisse en trainant leur valise, et c’est même moins cher que de le faire en ligne ! Cherchez l’erreur …
Devant le guichet, on me demande la preuve de mon visa qu’évidemment je n’ai pas imprimé. Je sors mon mac et présente fièrement la copie de la facture faite pour mes frais, à l’écran. Ça suffira pour passer.
Il y a quelque chose de totalement grotesque à être à 6 heures du mat en train de farfouiller dans ses dossiers d’ordi, pour sortir une preuve d’achat de visa inutile et qui plus est non conforme légalement, face à une personne en uniforme qui vous regarde gravement avant de vous demander de laisser vos empreintes digitales et de faire une photo. L’important c’est de passer avec le sourire. Je souris beaucoup … est-ce l’Afrique qui déteint sur moi ? Vu ma couleur de peau, ça ne ferait pas de mal pour que je me fonde un peu plus dans le paysage !
Mon chauffeur de taxi, aussi sombre de peau que jovial de caractère m’emmène au parking et nous nous retrouvons tous les deux devant une caisse de péage qui cache un ordi tournant sous Windows, qui est planté et nous demande de faire CTRL ALT SUPPR mais y’a pas de clavier sur une caisse de péage évidemment ! Ca augure bien de mon workshop tiens !
Passée la surprise de me retrouver avec une conduite à droite, je papote avec mon chauffeur. Il m’explique qu’il est obligé de jongler entre plusieurs applications de taxi et des petits jobs à côté pour joindre les deux bouts. Comme partout ailleurs dans le monde, Uber est une usine à sous-prolétariat exploité avec une promesse mensongère. J’espère que ce sera une des bulles qui éclatent … J’aime quand la valeur amenée par la techno est raisonnablement partagée entre toutes les parties prenantes, et je n’ai vraiment pas l’impression que ce soit le cas avec Uber. La question du partage de la richesse produite par la techno reste brulante, surtout quand on voit les effets sur les laissés pour compte, qui se défoncent aux opioïdes et votent pour des crétins qui vont juste faire empirer la situation. L’Amérique va retrouver sa gloire passée imaginaire en mettant des taxes sur l’acier ? L’acier c’était stratégique il y a 50 ans, le monde a un tout petit peu changé depuis et ça montre juste une totale incompréhension de la transformation numérique du monde. Tiens, allez, je vais sortir une slide …
Il est où l’acier, là, exactement ?
Salaire moyen à Nairobi, 300 USD par mois. Le prix de ma nuit d’hôtel, à peu de choses près. La course est à 40 USD mais une fois qu’il a payé la compagnie de taxi qui lui a filé la course et le mec à qui il emprunte la voiture (un particulier …) et payé l’essence, il lui reste en 10 ou 15 pour une course qui va durer plus de deux heures. Il ne se plaint pas, il me dit juste comment ça fonctionne. La question qui reste sans réponse dans notre conversation, c’est : « est-ce que le progrès économique fera reculer la corruption ? ». C’est une putain de bonne question, de poule et d’œuf, entre démocratie et progrès économique … Parce que l’économie a besoin d’un certain degré de transparence et de règles claires pour pouvoir fonctionner efficacement, même si tout business a tendance à essayer de devenir monopolistique pour maximiser ses marges, cf. Peter Thiel. Je n’ai pas la réponse à ce paradoxe, et lui non plus.
Les bouchons sont monstrueux. Pas réellement pire qu’un Roissy-Sèvres mais entre les camions africains dégageant une fumée noire et dense, les bus privés aussi antédiluviens que des combis VW brésiliens, et qui triplent leurs tarifs dès qu’il pleut (Uber n’a pas inventé le yield management pour les courses !) , les motos qui se faufilent partout …une impression de bordel visqueux et géant. Et, comme partout en Afrique, des gens qui marchent, sur des bas-côtés instables et boueux, et des véhicules régulièrement en panne. C’est assez dantesque pour mon œil européen.
Arrivée à l’hôtel. Vue de ma chambre : trois mecs qui contrôlent l’entrée, un immeuble en construction qui visiblement ne sera jamais terminé, et quelques cahutes de vendeurs de tout et n’importe quoi. Mais dedans c’est l’environnement « business international », et tant mieux parce que c’est ce dont j’ai besoin.
Je file tester la salle de sport. Plein de matos, même un rameur et des barres d’haltéro. Pas de kettlebells, faut pas déconner non plus. Le coach local, un gros costaud qui ferait baver mes camarades du Trapèze engage gentiment la conversation en me complimentant sur ma silhouette. Comme il est difficile de résister à la flatterie même quand elle est plus grosse que ses biceps … Rosissant comme une débutante à peine pubère, je lui demande si il a déjà entendu parler du CrossFit et 5 minutes plus tard je suis en train de lui montrer des vidéos du 18.2 (non, non, pas la mienne).
Animant un séminaire dont une des concepts clé est d’avoir un prix pour la prestation de service qui n’est pas directement corrélé au coût réel (comme une facture de mobile où on paye la même chose qu’on ai consommé 3 gigas ou 30) j’utilise souvent comme métaphore le restaurant « all you can eat » – oui certains clients vont en profiter et manger pour 4 mais en fait la plupart vont consommer raisonnablement et au global l’opération peut-être au moins aussi rentable qu’une carte avec des menus.
Comme nous sommes dans un hôtel qui fait un buffet pour midi, émerge l’idée d’aller demander au chef comment il gère les quantités d’aliments, et de le faire intervenir dans le séminaire. Il va se prêter au jeu de bonne grâce et nous aurons un cours de diététique internationale – où j’apprends que la quantité moyenne de nourriture pour un déjeuner est de 500 grammes, que la soupe en entrée est un moyen de mettre en appétit et le fruit en dessert (sucre …) de signaler la fin du repas et d’entamer la digestion. Et le chef de nous dire que tous les matins il regarde la liste des clients, infère leur origine par leur nom et va modifier son buffet en fonction des cultures majoritaires le jour j. C’est vrai que nous sommes à une confluence entre Afrique, Inde, Moyen Orient et Europe et satisfaire tous les goûts n’est pas une mince affaire.
J’étais ravi de trouver des aubergines, de la feta et du poisson cru ; maintenant je sais pourquoi !
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Doreen, une des participantes du séminaire, est en train d’attaquer son dessert à 14 :10 alors que nous aurions dû recommencer le séminaire à 14 :00. Elle est devant une assiette colossale, alors qu’elle doit peser 40 kilos. Un peu à court d’arguments pour la faire revenir dans la salle de réunion, Je la vanne – mais comment fais-tu pour être aussi mince en mangeant autant ? Elle pouffe de rire et me réponds – je fais beaucoup de sport ! Ah du sport et quoi donc ? je cours … après quelques échanges j’apprends qu’elle tourne en 1 :20 au semi-marathon. Ben oui on est au Kenya, j’avais juste oublié.
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Esther a 30 ans, je l’avais déjà vue lors de mon intervention l’année dernière. Alors qu’elle était en train d’acheter du rouge à lèvres sur un site internet, elle m’expliquait qu’elle avait un gros problème parce que son compagnon n’était pas originaire de la même tribu qu’elle, et que leur union allait être difficile parce que les mariages inter-tribaux, ça reste compliqué au Kenya. Reprenant de ses nouvelles, elle me dit que finalement ils se sont quittés. Et que depuis elle avait bien du mal à retrouver quelqu’un. Après quelques banalités sur la difficulté de trouver un compagnon à notre époque pour cause d’attentes de plus en plus complexes, voire quantiques, je tente « oui c’est difficile de trouver un compagnon aujourd’hui, mais c’est peut-être moins pire que d’être forcée à vivre avec quelqu’un qu’on n’a pas choisi, non ? ». « Ah oui tu as raison ! ma grand-mère a été mariée de force en quelques heures à un type qui avait un troupeau de brebis, parce qu’il a donné quelques brebis en dot à ses parents. Elle l’a détesté toute sa vie et du coup s’est consacrée à l’éducation de ses propres enfants ». Un peu plus tard elle me montrera une photo de son père, qui a entrepris des études sur le tard, les deux tous fiers et rayonnants lors de la remise de son diplôme il y a quelques mois. Des études d’informatique, qu’elle a contribué à payer.
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Nous célébrons la fin du workshop en picolant avec quelques clients. Pas un vin français sur la carte, eh oui. D’Afrique du sud je peux comprendre, c’est tout près. Mais d’Australie ?
La conversation tourne sur les différences entre pays et ethnies, couleurs de peau et gradations de noir. Où j’apprends que le Rwanda est un pays super dynamique d’un point de vue économique (j’en étais resté au génocide d’il y a 20 ans) où les femmes sont parmi les plus belles d’Afrique, quoi que les Ethiopiennes tiennent la corde. -Et qu’il faut absolument que je visite la Tanzanie. La conversation est assez surréaliste, mais l’alcool aide à donner du sens, ou à ne pas faire attention à son absence.
Sur le trajet du retour le taxi va passer dans une espèce de zone industrielle surréaliste, avec piste défoncées, usines géantes, et petites baraques autour desquelles des humains venus de je ne sais où s’agglutinent (c’est un raccourci, ne vous inquiétiez pas …) . Le tout dans l’habituelle puanteur du diesel et une poussière rouge fine et pénétrant partout.
A l’aéroport je tombe sur une superposition d’affiches qui résument complètement ce que j’ai senti pendant ces quelques jours en Afrique, et se passent de commentaires !
Les deux images se font face … et ce sont bien les deux faces du pays. Sauf que les banques ont intérêt à se sortir les doigts pour pas se faire bouffer par les opérateurs téléphoniques, mais c’est un autre débat !