Vomi
Il est allongé sur un banc. Pâle, les lèvres pincées, avec un masque de douleur plutôt que de décontraction. Son accompagnateur le regarde avec circonspection. Je m’arrête en disant à Thierry et Fred que je les rejoindrai plus tard. J’ai un vélo, après tout.
Le coureur est mal en point. En tout cas, il en a l’air. Il me fait penser à un gisant, et une pensée me traverse l’esprit. « Quand il sera mort, il aura cette tête ». J’engage la conversation avec l’accompagnateur, avec qui j’avais papoté la veille dans le gymnase.
« Ca va ? Vous avez besoin d’un coup de main ? ». Le coureur dit « non, ça va, merci » et immédiatement après « Aaaaah, j’ai des crampes, vous pouvez m’étirer les mollets ? ». Bon, il ne le dit pas vraiment comme ça, mais avec l’urgence de la douleur intolérable de la crampe qui vous prend, sans prévenir, au milieu de la nuit … ou au bout de 80 bornes de course alors qu’on essaye de récupérer un peu. Putain de corps, qui se refuse à faire ce que son « propriétaire » veut. Enfin, le propriétaire est une partie du corps lui-même qui s’appelle le cerveau dont une partie héberge un truc bizarre qui s’appelle la conscience et qui là est en plein combat avec le reste.
J’ai vu un autre coureur cramper sérieusement au troisième ravito (60 bornes …) quelques heures avant mais c’était encore bon enfant. Là, la nuit tombe, il pleut… L’accompagnateur m’explique rapidement que « son » coureur dégueule sans interruption depuis plus d’une heure, quand il s’est mis à pleuvoir en fait.
Pour un corps surchauffé, qui fait un effort depuis 10 heures, une baisse de température de 15 degrés en 3 minutes (de 27 à 13) doit mettre à mal les mécanismes de régulation. Qu’est ce que le corps « comprend » de la situation ? Personne ne sait. Il réagit pour maximiser ses chances de survie ; est-ce que la gerbe a pour but d’arrêter le coureur en surchauffe ? Illogique, puisque la température a déjà bien baissé. Est-ce l’effort de trop longue durée ? Le conflit dans l’allocation du flux sanguin pour réchauffer la périphérie du corps au lieu de digérer ? Le coureur, lui, est pris entre sa douleur et son désir, de finir et d’en découdre, et même pour un coureur d’ultra, c’est difficile. Après quelques étirements, il se relève, toujours aussi pâle, et illico se remet à vomir.
Bon. Je ne suis pas sur d’être encore très utile, et puis je commence à me sentir comme un voyeur. Moi qui ne cours pas en ultra, les vomissements sont en général le résultat d’un abus d’alcool. Rivé à la cuvette des toilettes en ayant l’impression de faire de la voltige en avion avec un pilote sadique, je maudis cette déchéance autoproduite, et me promets que plus jamais, plus jamais. Le coureur lui est dans la recherche de performance, pas l’abus dyonisaque, mais vomir, c’est toujours se retrouver dans une situation de faiblesse, de perte de contrôle. « Mais pourquoi, bordel ? . J’ai mangé ce qu’il fallait, je me suis entrainé, j’ai été attentif, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? »
La vomitation n’est pas une science exacte vu son côté violemment multifactoriel. Sur ces pensées un peu noires, je prends congé en me disant que ce pauvre coureur va avoir besoin de la voiture balai, qui met un certain temps à arriver, vu la longueur du parcours. A ce moment là je pense « c’est vraiment un sport de dingue. Se mettre en vrac comme ça, et finir en se gerbant dessus, franchement quel intérêt ? ».
Et en fait … il sera à l’arrivée, contrairement à ce que je pensais. Après encore quelques épisodes vomitifs, et encore une grosse pause, il repartira et finira la course.
Qui suis-je pour penser qu’il n’y arriverait pas et le juger ?
Pluie
Il fait un temps magnifique. Même un peu étouffant. 27 degrés, quand même. La fraicheur du matin est oubliée depuis longtemps. Thierry se sent bien, et si il se sent bien, ses accompagnateurs aussi. Nous arrivons sur Genève en mode triomphant.
On a quand même fait 80 bornes, et même si les distances n’ont rien à voir avec le marathon, le concept « on a fait la moitié du parcours, il n’y a a plus qu’à rentrer à la maison » fonctionne bien. Ca fait partie des illusions cognitives qui nous facilitent la vie. Mais le ciel se fait menaçant, et subitement, juste au moment où on traverse le pont, il s’ouvre, et comme dans les films de Cecil B. Mille, ca envoie grave.
A peine le temps de savourer les néons sur les immeubles, Rolex, Patek Philippe, … il se met à tomber des hallebardes. Super Paléophil, habitué au froid et foncièrement étanche, se frigorifie immédiatement. Pendant quelques minutes je me la pète un peu en me disant, je vais tenir comme ça toute la nuit, même trempé jusqu’aux os (ce qui contredit mon étanchéité, c’est juste une métaphore), mais à vélo, à 8 à l’heure, la production de chaleur musculaire, ça ne va pas le faire. Et quand nous arrivons au ravitaillement, installés sous une bâche de fortune bienvenue, je suis content d’avoir décidé d’embarquer quelques fringues dans mon sac, et je vais finir le parcours avec pas moins de quatre couches sur le dos.
Plus que quand je skie ! Mais entre le vent, la fatigue, l’étirement du temps, et la pluie qui continue à tomber, frissonner de froid pendant encore une dizaine d’heures au mois me semblait hors de portés à ce moment précis et d’un niveau de masochisme inutile supérieur à ma limite du moment.
Nuit
Je n’ai jamais couru la nuit, et encore moins fait de vélo. Nous sommes un petit ilot de lumière et d’énergie flageolante dans une immensité nocturne et humide uniquement trouée par les rares voitures qui nous dépassent et les réverbères dans les villages déserts. La recherche des repères est pénible et frustrante. Thierry est fatigué et nous alternons marche et course. Parfois sur le vélo, parfois marchant à ses côtés.
Il y a des moments cocasses. Un coureur nous double en pleine nuit en nous demandant si nous pensons que les amphètes qu’il prend pour soigner son ADD risquent lui provoquer un infarctus quand il court la nuit. Entre incrédulité et fou-rire, je lui conseille de prendre le premier train pour retourner à Genève, de changer de médecin et de faire un test d’effort.
Un peu après Thierry est en manque sévère de Coca et je vais aller successivement dans une station service et une fête privée, avec vélo, frontale et poncho pour aller acheter le précieux breuvage. Je vais même en boire quelques gorgées, juste pour voir.
Les autres moments notables dans la nuit sont les ravitaillements. La solitude de notre petit trio subitement cassée, et le sentiment d’avoir passé une étape. Encore une. Plus que …
On ne sait pas si on tiendra jusqu’à la prochaine, mais celle-là, elle est dans le sac. On papote économiquement avec les volontaires, souriants mais nettement frigorifiés, et un ou deux autres coureurs en train de faire une pause. Conversation rapide, point logistique (piles, frontale, rangement du sac et du panier), alimentation très aléatoire et compulsive pour moi (fromage, chocolat, une patate, des chips … que je fais passer avec quelques gorgées de café brûlant).
Un ravito en pleine nuit avec bougies et Coca … magique. Qui n’empêchera pas le gros coup de pompe vers 3 heures du matin et la sieste en mode réfugié dans un abribus, sous un graffiti rageur de pénis géant qui pointe pile vers la tête de Fred. Moi pendant ce temps j’essayerai de mettre une fois de plus de l’ordre dans mon sac et des piles fraiches dans ma frontale, avant de repartir.
Nous nous perdons quelques fois ensuite, je finis même par appeler l’organisateur vers 5 heures du matin, un peu hystérique, en lui demandant des instructions précises pour trouver le dernier ravitaillement, celui qui nous ramènera vers la lumière blème de l’aube et la fin de la course. « Si vous avez toujours le lac à votre droite, vous êtes bons. ». Je résiste à l’envie d’étrangler mon téléphone, et jongle entre Google Maps et les flèches du parcours pour essayer de retrouver le bon chemin.
Souffrance
Quand on suit un coureur sur une course de 175 kilomètres, on y pense forcément. Le coureur, en général, dit toujours que tout va bien jusqu’au cygne noir, où son corps affiche clairement la couleur, contraire. Crampes, vomissements, foulées arthritique et raccourcie, marche indispensable et alimentation de femme enceinte (du coca ! un œuf ! de l’eau ! etc.) signent bien cette épreuve incroyable qu’il s’inflige malgré l’absolue dignité conservée jusque dans les pire moments.
Il y a de la transcendance là dedans, et il a du y avoir pas mal de souffrance préalable pour encaisser un truc pareil. Juste observateur, je suis passé par plusieurs phases pendant la course. De « jamais je referai un truc pareil », « mais pourquoi font ils un truc pareil ? » à « après tout, on passe sa vie à tester ses limites, cette manière n’est pas pire qu’une autre » et « qui suis-je pour juger cette souffrance librement consentie ? »
Voir un mec qui a tourné en 2 :25 au marathon faire des foulées de 50 cm parce qu’il est épuisé pose quand même question. Où sont la beauté du geste et la recherche de l’efficience ? Disparues avec la fatigue musculaire, ne reste que l’essentiel, la tension intérieure pour atteindre l’objectif. Qu’importe la forme, même en rampant, on va finir … tant que le cerveau envoie un minimum d’influx sur les plaques motrices pour continuer à mettre un pied devant l’autre.
Motivation
Devant cette incroyable résistance à la douleur, on ne peut que se demander ce qui les fait avancer, au sens propre et métaphorique aussi. Je ne sais pas, mais sans doute que des non-sportifs se demandent ce qui peut pousser une personne à faire un Marathon, alors que je trouve ça complètement banal maintenant (ce qui n’a pas toujours été le cas !). Posant la question à Thierry, il reste un peu évasif. L’autre élément de réponse c’est « j’ai fait le tour du marathon, je ne pourrai plus progresser, le trail m’emmerde, et là au moins je peux me mettre en vrac et voir ce qui se passe » ; C’est sur que sur un ultra on se met en vrac – ou pas. Les premiers font la course d’une traite (à 11 à l’heure de moyenne !!!).
Tous les participants sont des grosses cylindrées, qui suivent un entrainement très spécifique, même si certains finissent en marchant, s’arrêtent pour dormir, vomissent, ont la diarrhée, et tutti quanti. Mais ça reste une aventure très aléatoire, comme le marathon mais en 4 fois plus long et 100 fois plus imprévisible.
Rémi me disait que c’est une vie en condensé, sur 24 heures on passe par tous les états intérieurs imaginables : confiance, découragement, douleur, tristesse, euphorie, et je veux bien le croire. Finalement, c’est un sport mental avant tout.
Et quand le jour se lève, on a l’impression de revivre, tel le paléo-man émerveillé par le retour de la lumière sur son monde et la disparition de l’obscurité, toujours un peu menaçante … Cascades d’hormones incontrôlées … c’est aussi ça la motivation.
Amitié
Il y a cet espèce de paradoxe surréaliste « vous allez voir les mecs, on va passer un moment super, on va vraiment se marrer, ça va être sympa » alors que la réalité c’est qu’il va en chier comme un russe et que nous allons avoir l’anus quand même un peu endolori (excusez toutes ces métaphores intestinales, mai c’est bien ce qu’on se dit).
D’ailleurs on nous prévient la veille « vous allez sérieusement avoir mal au cul les mecs, ha ha ha ». Alors au début j’ai pensé que ce « on va passer un bon moment ensemble » était une illusion cognitive pour masquer le masochisme inhérent à ce type d’effort. Et puis j’ai changé d’avis. En arrivant au gymnase de la Tronchenaz (je le jure ! je ne l’ai pas inventé) tout le monde se claque la bise, se parle des courses précédentes, des prochaines … C’est un tout petit monde, faut dire que c’est pas donné à tout le monde.
Humilité
Thierry me pointe du doigt un coureur Italien – » tu vois, lui, dans la même année il a fait Badwater (100 miles en plein cagnard dans la Death Valley), la Nove Colli (180 bornes en Italie) et le Spartathlon (Sparte – Athènes, 250 bornes, le Graal qui se refuse à Thierry depuis quelques années). Toutes terminées ». Evidemment le gars ne paye pas de mine même si il a des cuisses phénoménales. Et Thierry lâche « j’arriverai jamais à faire ce qu’il fait, j’ai pas la caisse. Mais c’est pas grave ».
Il y a aussi dans la course Julia Fatton, qui terminera première femme en 18 :26 (9,5 de moyenne, ravitos inclus … sur 175 kilomètres …), fille de Christian Fatton dont le site web vaut le déplacement (pun intended); ce gars a quand même traversé l’europe en courant, 4200 bornes sans arrêt avec des étapes journalières de 30 à 70 bornes et aucun jour de repos. On est vraiment dans un autre monde là …
Beaucoup courent pour des causes humanitaires ou médicales. Peut être une manière de légitimer un effort qui reste un plaisir égoiste, mais aussi parce que la douleur et la souffrance indissociables de ce type de sport amènent une empathie naturelle vers ceux qui sont malades et/ou qui n’ont pas la chance d’avoir un corps qui fonctionne correctement. Sans parler du mental, aussi important pour réussir une course que pour se battre contre une maladie.
Danger
Il y a des tas de sports où on se met en danger, et de manière bien plus sérieuse qu’en faisant un ultra. Même si Caballo Blanco est mort lors d’un entrainement et que certaines études indiquent qu’un effort répété de très longue durée peut créer des nécroses sur le tissu cardiaque, il suffit de regarder les statistiques pour se rendre compte que l’ultra n’est pas dangereux. Nettement moins que le base jump ! Alors, il y a de l’adrénaline, sans aucun doute, mais à diffusion lente. Ce type d’effort fait peur (surtout aux compagnes, qui ont toujours ce phantasme de l’infarctus de l’effort, qui n’est vraiment pas une réalité) mais finalement, on est bien loin des mecs qui font des saltos sur le sommet d’un immeuble, et tant mieux. Evidemment ça serait intéressant de faire une étude sur l’état du métabolisme après un stress pareil …
Médaille
Et oui, il y a une médaille à la fin. Lourde ! Merde, j’ai oublié de la prendre en photo 🙂 Et du jus de pomme, et quelques bricoles. Bien loin des grosses machines à pognon d’ASO, mais mine de rien super bien organisé, avec des volontaires hyper-sympas et motivés. Mais la plus belle médaille, c’est évidemment d’y être arrivé. Et avec ses potes. Ca, ça n’a pas de prix.
Ir-réalité
Quand j’étais gamin, j’ai lu un bouquin de science-fiction qui m’a marqué, où le personnage principal se retrouve dans un temps un peu différent du temps normal et il se ballade dans le monde où il voit tout le monde arrêté, comme des mannequins au musée Grévin. Cette course m’a fait le même effet. Nous sommes dans une réalité bien réelle, entouré de gens qui vaquent à leurs occupations du week-end. Et nous, nous sommes dans un univers parallèle, dans notre bulle, préoccupé de l’état de notre coureur et notre capacité à le ravitailler. Les interactions entre les deux mondes sont assez rares, aller dans un magasin pour acheter quelques fruits, discuter avec un curieux … à part à Genève où il y avait réellement du monde, le reste du temps il y a nous et des rares figurines immobiles que nous croisons.
Chaussures
Ce type de course demande une organisation certaine pour le coureur. Deux paires de pompes, plusieurs couches de fringues, etc … Toujours obsédé des pompes, je mate les pieds de tout le monde. Alors, évidemment Hoka un peu partout. Mais aussi un gars en sandales Luna et kilt. Ha ha ! T’as vu Thierry ? j’ai droit à une moue genre « on verra à l’arrivée » mais je sais aussi que Patrick Sweeney a traversé les US avec les mêmes chaussures. Je discute avec le coureur qui effectivement connaît Sweeney. Son accompagnateur est en Merrell. Ils feront toute la course sans problèmes, malgré la pluie.
Je reste persuadé que les chaussures avec une semelle « oversized » sont une connerie. Et ayant vu à quel point les pompes se déforment en suivant Thierry pendant 26 heures, je ne comprends pas qu’il n’y aie pas plus de blessures.
Mais bon, je la ramènerai quand j’aurai fait mes séances d’onde de choc et couru 175 bornes en Luna Sandals et c’est pas demain la veille 🙂
Conclusion
Avec le temps qui a passé (c’était il y a deux semaines) l’impression d’irréalité s’est estompée mais reste fortement ancrée dans un coin de ma tête. Heureux et fier d’avoir fait un truc pareil, même juste comme accompagnateur. Et malgré ma promesse intérieure de ne jamais recommencer un truc barré comme ça … je me suis surpris à me dire « tiens l’an prochain je pourrais mieux organiser ceci et cela … » voire à me demander comment je tiendrais sur une course pareille. Et j’ai passé un moment hyper-fort et totalement unique avec deux potes et nettement augmenté mon seuil de tolérance pour des trucs que je ne comprends pas.
Je ne dirai plus que les coureurs d’ultra sont des dingues masochistes 🙂 mais que je respecte leur quête d’absolu intérieur, d’autant plus qu’ils le font sans emmerder personne.
Prenons en de la graine.
Super billet! C’est sympa d’avoir le CR d’un accompagnateur, ça change, j’aime bien. Et puis faut avoir la tête aussi pour faire une course en fonction de quelqu’un d’autre, en faisant attention à l’autre. Bravo à votre trio!
Merci pour ton commentaire Nolwenn. C’est effectivement une toute autre expérience. Et puis c’est moins fatiguant d’être sur un vélo aussi 🙂
Sacrée aventure…
Est-ce une aventure plus aventureuse qu’un stage week-end au CEETS 🙂 ?
Ça, ça dépendra surtout de ton « regard » 😀