En général je ne regarde pas les films dans les avions. Je bouquine je bosse et j’essaye de dormir sans trop de succès.
Mais faisant un “aller retour” de 48 heures à San Francisco pour aller essayer de mieux comprendre le futur des bases de données (ça s’appelle NoSQL si vous voulez savoir) j’était déjà bien en mode geek et je me suis fait rattraper par deux héros de la science et de la technologie moderne : Turing et Hawking. Donc à l’aller “The imitation game”, que j’ai voulu voir au cinéma, la vie d’Alan Turing, et au retour “The theory of everything” la vie de Steven Hawking.
La machine à imiter et le jeu du décryptage
Turing est un point de passage obligé pour qui s’intéresse un peu à l’informatique. Entre la machine de Turing (la première invention du concept de programmation universelle, un saut quantique par rapport aux automates et aux machines de Pascal et de Babbage) et le test de Turing (comment savoir si un ordinateur est aussi intelligent qu’un humain ?), l’homme est incontournable et les débats actuels sur l’Intelligence Artificielle remette notamment le test au goût du jour. Chercheurs en IA du monde entier programment frénétiquement pour arriver à écrire le programme qui, en répondant aux questions posées par des humains, ne leur permettra pas de décider si c’est un cerveau humain qui se cache dans la boite ou une matrice de silicone.
Curieusement, j’avais lu un article sur lui dans Zatopek lorsque j’avais été faire le Marathon de NY, qui m’avait fait découvrir à la fois que c’était un coureur de fond hors normes et la tragédie de sa vie. Le post original est ici.
Le film est super. Scénario (peut-être un peu romancé) incroyable et performance d’acteur fabuleuse. Il faut dire que Turing, comme tous les génies qui modélisent et disruptent le monde dans lequel nous vivons, est un peu fracassé et a un relationnel assez compliqué avec ses congénères humains. Mais pourquoi se comporterait-il comme tout un chacun ? J’ai lu (et je vous recommande vivement) “Il était 7 fois la révolution” d’Etienne Klein, qui brosse le portrait des furieux génies qui ont inventé la mécanique quantique au début du siècle dernier et ça vaut son pesant de bosons de Higgs J. Entre Einstein, Dirac, Heisenberg, et le mystérieux Ettore … qui disparait et qu’on ne retrouve jamais, on trouve toujours cette fulgurance de l’intelligence et cette difficulté, ou ce manque d’interêt dans la relation interpersonnelle. Quid de la poule et de l’oeuf ? On s’en fout complètement. Il est facile d’imaginer qu’avec une intelligence aussi fulgurante, et une vision qui transperce le monde (qui n’est qu’une illusion perceptive, tout le monde le sait :-)), le bruit qu’on fait entre humains avec nos bouches parait futile et une perte de temps absolue, et la vie est courte quand on les moyens de la changer. Comme ces diner dont les personnes normales comme vous ou moi rentrons avec le sentiment d’avoir perdu son temps vu que rien d’intéressant ne s’est passé, chaque participant ressassant ses poncifs avec peu d’envie d’écouter les autres. Sauf que là ça doit être tout le temps et avec tout le monde …
Turing, il n’est pas vraiment sympathique : il vire tout le monde dans son équipe dès qu’il en a la possibilité, dit aux gens qu’il trouve cons qu’il les trouve cons (et il y en a beaucoup) bypasse son patron pour aller demander des sous à Churchill en direct et à la fin aime sa machine Oliver plus que n’importe quel humain. Mais il accueille aussi une femme dans son équipe à une période où elles ne sont supposées n’être que secrétaires (je ne sais pas si c’est vrai ou romancé ceci dit) et la traite en égale parce qu’il sait qu’elle a un cerveau qui fonctionne (presque) aussi vite que le sien.
Comme tous les autistes géniaux, il est persuadé que sa machine va réussir à décrypter le code des nazis, contre l’avis de tout le monde et notamment des militaires. Et il a raison, il y arrive.
Pour qui s’intéresse un peu à l’histoire de l’informatique, cette technologie qui en moins de 100 ans est en train de bouleverser le devenir de l’humanité, c’est émouvant de voir cette machine avec des relais, des cables partout, et des roues qui tournent en cliquetant. Il n’y a même pas de tubes à vides comme dans l’ENIAC, qui est l’ancètre du Mac sur lequel je tape, de mon iPhone et des 70 millions de lignes de code qu’il y a dans votre voiture. Ca me fait un peu le même effet que de voir la machoire de Lucy dans un musée, en quelque sorte.
La tragédie de sa vie est à la mesure de son génie : jeune homosexuel pas vraiment assumé et génial, il se fait casser la gueule régulièrement par ses camarades d’école bourrés de testostérone intolérants et surtout jaloux, son ami platonique Oliver meurt d’une tuberculose avant qu’il n’aie pu lui déclarer sa flamme. Il y de quoi se méfier de la vie et de l’interaction avec les autres humains. Est-ce pour cela qu’il se passionne pour la cryptographie ? Tentative vaine de décoder la communication humaine qui lui échappe ? Son mariage blanc avec sa collègue de décryptage ne lui évitera pas l’humiliation et la castration chimique qui le mèneront au suicide à 41 ans … alors que son travail sur Enigma aura sauvé plus de 10 millions de personnes.
Reste un goût amer causé par la brutalité et le mépris avec laquelle la société humaine traite ceux qui la sauvent, juste parce qu’ils sont différents, et l’impression de bétise crasse qui s’en dégage . Il est permis ici de rappeler que cette intolérance s’appuie sur des valeurs “morales” issues de la religion, la tolérance pour l’homosexualité n’étant pas vraiment un point fort des grandes monothéistes. Là encore c’est le loup déguisé en brebis. Une morale qui s’appuie sur une intolérance fondamentale (si tu ne crois pas comme moi tu vas en enfer) ne va au final que reproduire ce type de schémas sur des sous-groupes humains. C’est pour ça que quand on m’explique que la religion est indispensable pour promovoir des valeurs morales ça me fait rire (jaune) et que je pleure quand je vois les étudiants kenyans assassinés par des abrutis qui pensent sincèrement faire une bonne action vis à vis de leur système de croyances, sinon pourquoi se feraient ils péter le caisson à la fin ?
Cette fin tragique referme symétriquement l’incompréhension et le mépris de ses camarades de classe du début de sa vie.
Pour avoir lu quelques articles sur eux récemment, je ne sais pas si Gates et Zuckerberg sont aussi intelligents que Turing, mais ils partagent avec lui l’intensité et le focus typique des autistes, et une certaine forme de maladresse dans les interations avec les autres humains. Mais eux ont réussi à négocier avec la société une réussite sociale qui en fait des héros admirables.
Une brève histoire d’un homme qui n’a pas beaucoup de temps …
Hawking, c’est une autre paire de manches. J’ai eu les larmes aux yeux pendant quasiment tout le film. Je ne connaissais pas sa vie, mais seulement sa caricature du mec dans la chaise roulante qui parle comme Dark Vador souvent mise en scène dans The Big Bang Theory, et ses prises de positions radicales sur dieu et la religion (qui me ravissent), cette image étrange d’un cerveau d’exception enfermé dans un corps qui ne fonctionne plus, mais je ne m’étais jamais demandé comment était l’”avant”.
Voir ce type brillantissime et finalement relativement normal et plein de vie (il a des amis, s’intéresse aux filles et a de l’humour, ce qui me permet de me sentir proche de lui :-)) se prendre un parpaing sur la gueule “vous avez deux ans à vivre et vous allez dégénérer jusqu’à la mort” et déjouer les pronostict par l’amour incroyable que sa femme lui porte est terriblement émouvant. La mise en scène d’un cerveau intact dans un corps qui dégénère et qui dysfonctionne me touche beaucoup … Montrer l’humanité derrière un masque grimaçant parce que les muscles ne fonctionnent pas correctement me parle particulièrement, il suffit d’aller passer quelques minutes dans un centre pour handicapés moteurs pour prendre conscience de la difficulté que nous avons à accepter la laideur et la différence physique. La performance de l’acteur est totalement incroyable, il arrive à faire passer à la fois le dysfonctionnement et l’intelligence entre un clignement d’yeux et une grimace. Oui, il peut y avoir de la beauté et de l’intelligence dans une grimace.
Ca me fait penser à un podcast de Sam Harris écouté recemment (Je n’écoute pas que des podcast sur la nutrition et le low carb :-)) qui s’appuie sur ses expériences psychédéliques à coup de substances illégales pour dépiauter les mécanismes de la religion. Il explique aussi que ça lui a permis d’ avoir plus d’empathie pour les malades mentaux. La maladie en définitive n’étant “qu” un dysfonctionnement chimique : plus facile de comprendre la détresse d’un psychotique après avoir eu lui même eu quelques “very bad trips” à l’acide qui le laissaient dans un espace temps illimité de terreur sans espoir de sortie.
Chez Hawking il y a du drame humain à tous les étages : l’épouse dévouée (mais comment fait elle pour avoir autant d’amour ?) qui lui donne 4 enfants, et en même temps est un peu amoureuse du prof de piano qui partage leur vie (mais comment pourrait on lui en vouloir ?) et qui se fait “voler” son mari par l’infirmière spécialisée qu’elle embauche …. Qui est croyante alors que Hawking ne veut surtout pas d’agent surnaturel pour trouver l’équation qui régit le monde. Belles leçons de tolérance et d’abnégation. Pour lui comme pour sa femme, dont je me demande d’où elle tire toute cette énergie incroyable pour aimer et vivre avec un homme suprèmement intelligent qui dégènère et dont il faut s’occuper comme un nouveau né, le nourrir, le laver, l’habiller, lui essuyer les fesses, et relire les épreuves de ses livres.
Voir un Hawking plein d’humour et séducteur, par un regard, une esquisse de mouvement, alors qu’il arrive à peine à articuler avant qu’on ne lui installe un système de text to speech, c’est fascinant. Comme je comprends bien moins la cosmologie que l’informatique, et que ce n’est pas mon métier, j’ai plus de mal à me projeter dans son travail – même si je comprends bien l’idée de trouver l’équation qui explique tout et la recherche d’élégance conceptuelle qui est une vieille idée de la mécanique quantique en particulier et de la physique théorique en général. Et que je cherche dans l’entrainement et la nutrition, by the way. C’est nettement moins ambitieux, mais il faut faire avec ses moyens intellectuels J
J’apprécie aussi sa posture vis à vis de l’agent surnaturel imaginaire communément appelé dieu, et le paradoxe d’avoir épousé une femme qui, elle, est croyante. Ca me fait penser à Darwin qui a attendu longtemps avant de formuler sa théorie de l’évolution parce qu’il avait peur de de faire de la peine à son épouse.
Comment pourrait-on croire en dieu quand on a une maladie dégénérative qui vous transforme le corps en spaghetti en laissant votre cerveau intact ? Quel agent, même surnaturel, serait assez sadique pour infliger ce type de supplice, et au nom de quoi ?
Bref, deux génies, mais avec les deux mains dans le cambouis de la nature humaine, un qui sauve des millions de compatriotes en travaillant pour l’armée et qui est remercié par un “traitement” qui le mène au suicide, et l’autre qui reste une star et qui passe sa vie à se battre contre une maladie épouvantable, et qui trouve la force de résister, de se reproduire et d’inventer des théories qui font voler en éclats notre perception de la réalité. Et dans les deux cas un amour qui les transcende et va leur permettre d’aller au-delà d’eux mêmes : Oliver pour Turing et son épouse Jane pour Hawking.
Et deux performances d’acteurs hallucinantes ; les acteurs eux, sont censés être des gens normaux mais là ils font totalement illusion.
Un post qui a failli être court 🙂 qui ne parle pas de course à pied ni de dérive cardiaque, mais les deux films m’ont tellement touché (et finalement ramènent un télescopage avec la religion, dans les deux cas) que j’avais envie de le partager.
Il va falloir que je lise quelques bouquins de Hawking, à ajouter sur la liste avec Nassim Taleb et Sam Harris …
coucou Philippe,
je suis avec attention tes chroniques..
https://paleophil.com/2015/04/16/voyage-dans-le-temps-et-dans-lespace/
j’adore ta dernière sur les films.
Accepterais tu de les mettre…avec ta signature dans mon Le Petit journal de Toronto?
Je t’embrasse,
Marie Lise
Salut Marie-Lise quelle surprise de te retrouver « ici ». Merci de me lire … et d’apprécier. Oui bien sur ça me ferait plaisir que le texte touche d’autres lecteurs, tu veux que je t’envoie le fichier word ?
J’ai vu et adoré « The Imitation Game », tu me donnes envie de voir « The Theory of Everything ». J’invoque souvent Hawking comme exemple quand mes enfants ou leurs amis abusent des abréviations du style ‘pkoi’, ‘tkt’, ‘ki’ ou font des fautes volontaires : ‘sa’ au lieu de ‘ça’, ‘conter’ au lieu de ‘compter’. Je leur demande comment ils osent « économiser des lettres qui ne servent à rien » pour reprendre leur justification, quand un gars comme Hawking atteint de SLA et qui écrit en déplaçant son regard sur un écart, lettre après lettre, prend le plus grand soin à n’oublier aucun signe de ponctuation.
Et en général je passe pour un vieux con.
…sur un *écran*… bien sûr, mon correcteur automatique a ripé.
Ca fait toujours bien de partager un Podcast De radio France https://itunes.apple.com/fr/podcast/rendez-vous-avec-x/id115156503?mt=2&i=240984714
j’ai beaucoup écouté rendez vous avec X sur une vraie radio 🙂 une que j’aime bien sur inter c’est « sur les épaules de darwin » même si c’est un peu grandiloquent. Et la tête au carré, qui a régulièrement des trucs pas mal.
j’écoute les mêmes, et j’adore Ameisen même s’il m’endort trop souvent ;)=
C’est romancé : http://en.wikipedia.org/wiki/The_Imitation_Game#Accuracy
Effectivement !!!