Aux US il y a 15 jours je tombe sur un article de Runners World sur « pourquoi c’est chiant de courir sur un tapis roulant », écrit par Hank Davis, prof de psychologie et chercheur à l’université de Guelph au Canada. L’argument était intéressant et dans mes repères intellectuels, se référant à la psychologie évolutionniste : quand nos ancêtres couraient, c’était pour une bonne raison, recherche de nourriture ou tentative d’échapper à un ennemi ou un prédateur, et en prime le paysage bougeait autour d’eux. Sur un tapis roulant, même en gardant fox news à la télé, c’est pas pareil, dissonance cognitive, etc.
J’ai trouvé l’approche intéressante (mon résumé est très lapidaire …) et j’ai acheté son bouquin : « Caveman Logic ». La logique de l’homme des cavernes, raisonnement cro-magnon en quelque sorte, tout à fait moi ça, hop, dans le Kindle.
En même temps j’ai commencé le dernier Mark Sisson, qui étend son « Primal Blueprint » au comportement, et je lis quelques chapitres de « Thinking Fast and Slow » de Kahnemann en plus de temps en temps. Bizarrement, de ce kaléidoscope émerge de la cohérence, et aussi quelques questions contradictoires, auxquelles je vais essayer de m’atteler, même si c’est encore assez confus. Exercice de clarification. On va commencer par le sujet le plus facile, sinon c’est pas un post que je vais écrire, mais un roman. :-).
Il y a quelques années j’ai lu « et l’homme créa les dieux » de Pascal Boyer, qui a pas mal changé ma perspective sur la religion, et le « Caveman Logic » est de la même veine.
La religion est un sujet difficile. Le consensus dans les pays laïques comme la France est que « chacun a le droit de croire à ce qu’il veut et cela est une affaire privée. » Chaque humain a le droit d’avoir son dieu, les athées ont leur religion qui est la science, disent les croyants histoire de mettre tout le monde sur un pied d’égalité, et changeons de sujet avant de se taper dessus. Religion, nutrition, politique – ça touche à l’intime conviction de chacun.
Quand on écoute les infos et qu’on prend un livre d’histoire, et qu’on a une vision trans-religion, on se rend vite compte que cette lecture ne mène nulle part. Les humains se massacrent allègrement depuis la nuit des temps parce que leur dieu est le seul vrai dieu, et les combattants font les mêmes prières pour espérer gagner contre leurs ennemis. Evidemment, il n’y a toujours qu’un gagnant, c’est celui qui a le « vrai » dieu ou qui a mieux prié, allez savoir. Vu comme ça, l’absurdité de la démarche paraît évidente et pourtant elle perdure depuis de dizaines de millénaires. Et malgré les progrès de la science, ça continue encore et encore aujourd’hui ; entre les cathos extrémistes partisans de l’intelligent design et les islamistes énervés, je ne sais pas lesquels sont les pires en terme d’obscurantisme et d’absurdité.
Alors qu’est ce qui fait que ce « même » (équivalent en idée d’un gène – cf Susan Blackmore) continue à se reproduire dans les têtes des humains ? Il doit y avoir une bonne raison. J’ai longtemps pensé que c’était un simple refuge contre l’incompréhensibilité de la mort associé à une reconnaissance de groupe particulièrement puissante. Mais c’est plus profond que ça – et aussi plus basique.
C’est notre fonctionnement cognitif. Savoureux paradoxe, l’évolution, décriée par tous les partisans des cosmogonies immobiles et figées dans des textes sacrés ou des traditions millénaires, nous a fabriqué un cerveau qui a un gout pour le surnaturel, « bénéfice » optionnel de caractéristiques optimisées pour de toutes autres raisons.
Voici ces quelques fonctionnements simples et très prégnants dont nous ne nous rendons en général pas compte, car ils sont instinctifs, mais qui carburent à plein tube !
1. Le détecteur de causalité
Un élément clé de la survie d’une espèce dans un milieu hostile et complexe est la capacité de ses membres de détecter des liens de causalité dans leur environnement. Ce n’est d’ailleurs pas une spécificité humaine.
Hank Davis raconte une expérience faite par Skinner en 1948. Quand on donne de la nourriture à des rats ou à des pigeons aléatoirement (c’est à dire sans règle) il développent rapidement des comportements « superstitieux » ; chaque animal va inventer des « rituels » assez vite, tous différents, sont censés « faire venir la nourriture ». Un rat va se mettre à marcher d’avant en arrière, un pigeon à va toujours tourner sur la droite, etc. Comme si il était nécessaire de mettre de la causalité là où il n’y a que du hasard. C’est sur qu’entre un individu qui voit de la causalité partout et un qui n’en voit nulle part (y compris quand il y en a réellement), je ne parie pas lourd sur la survie du dernier.
Rien n’arrive pas hasard – tout a une cause, et il y a donc quelque part un grand ordonnateur de tout ce qui se passe.
2. Le détecteur de modèles (pattern, en anglais, difficile à traduire)
Complément du détecteur de causalité : il contribue à donner du sens à notre environnement et donc à nous le rendre intelligible et prévisible. On voit quelque chose qui frémit dans le lointain : c’est peut-être un prédateur … peut-être pas. Du coup on voit des objets dans les nuages et des visages dans le fromage de la pizza . Une tête de jésus dans un suaire … D’autant plus que nous sommes des spécialistes de …
3. La projection et l’anthropomorphisme
Ce qu’on connaît le mieux, c’est notre propre fonctionnement psychique : nos désirs, notre manière de raisonner. Nous avons une capacité innée à le projeter sur d’autres humains, et tant qu’à faire, des animaux, des plantes, voire … un volcan, le soleil, un caillou… ou un cours de bourse. Là encore, pouvoir se mettre dans le tête du tigre qui vous fait face et comprendre que telle expression du visage est présage d’attaque imminente est utile. De là à dire que le volcan qui a une éruption est en colère ou que le ciel est triste parce qu’il pleut, il n’y a qu’un pas, évidemment faux, que nous franchissons allègrement, et en permanence. En plus notre langage induit cela de manière inconscience, car il fonctionne sur des métaphores de nous-même. L’entreprise est en bonne santé, l’économie chancelle, l’affaire tourne mal, la plante est contente, le soleil se lève et se couche, la mer est en furie, etc. Au passage, Steven Pinker a écrit plusieurs bouquins sur le sujet qui sont passionnants, notamment « How the mind works » et « The stuff of thought ». Conférence TED sur le sujet pour les flemmards.
3. Le recours systématique à un agent causal
Nous avons évolué comme des animaux sociaux, en petites tribus, où la coopération et l’échange étaient vitaux, et les rapports de force très présents. D’où notre capacité à nous projeter dans l’esprit de l’autre (« qu’est ce qu’il pourrait vouloir de moi, comment je pourrais avoir ce que je veux ») et notre recours quotidien à la négociation, la séduction et la menace, et aussi notre capacité empathique. Si on se débrouille bien (et on apprend à le faire très jeune), on arrive à faire pas mal de choses avec tout ça.
Mais (beaucoup) d’autres choses sont totalement hors de notre contrôle : un proche malade qui doit guérir, une récolte dont on a vraiment besoin pour le village, plus de pluie depuis longtemps, un examen qu’on veut réussir … C’est insupportable : que faire ?
Arrive l’agent imaginaire et omnipotent avec lequel on va négocier avec lui pour essayer d’obtenir ce qu’on veut. Le fait que ça marche ou pas ne compte pas comme validant la pertinence de l’hypothèse (ça s’appelle un raisonnement « à points de sortie multiple») : si ça marche, c’est donc qu’on a fait ce qu’il fallait (causalité). Si ça ne marche pas , c’est qu’on ne s’est pas adressé au bon agent et/ou qu’on a pas fait la bonne requête (cause toujours, pourrait on dire :-)). Sacrifions un mouton au lieu d’un porc, au pied de l’arbre au lieu du gros rocher, et au final on pourra se dire qu’on a trouvé la bonne méthode pour convaincre l’agent supérieur de répondre à nos attentes. Le décalage régulier de la date de la fin du monde pour les témoins de jéhovah est un exemple moderne assez hilarant. Au passage, avec la sédentarisation de la société et l’invention de l’agriculture, l’intercession auprès des agents imaginaires est devenu un métier : prêtre. Le ou les dieux sont jaloux, revanchards, se tirent la bourre entre eux, répondent aux hommes quand bon leur semble, juste comme nous, quoi. Ils sont aussi amour total et connaissance absolue. Normal.
En résumé :
nous vivons dans un monde complexe, qui a été jusqu’il y a assez peu de temps totalement incompréhensible et terrifiant. Il nous est nécessaire de générer du sens, et plutôt trop que pas assez, et dans notre microcosme les choses se discutent et se négocient avec les instances supérieures du groupe. Nous voyons le monde à notre image, projetant notre fonctionnement psychique sur des objets qui s’en passeraient bien., voire sur des entités imaginaires fruit de notre imagination.
Le recours systématique à une entité imaginaire puissante à qui on va s’adresser pour obtenir ce dont on a besoin et/ou donner du sens à notre environnement est une simple extension (ou pourrait dire un parasitage) de notre fonctionnement social normal, s’appuyant sur les bugs de nos fonctions cognitives, qui simplifie notre lecture du monde et le rend rassurant en lui donnant du sens. Une tornade s’abat sur une ville ? c’est que ses habitants n’ont pas prié comme il faut (ou ne croient pas au bon dieu) … Même en étant athée, il est difficile de ne pas tomber dans ce piège causal. Je marche dans une crotte de chien ? mais pourquoi moi, … nom de dieu 🙂 ?
Qu’est-ce qui fait que certains ne rentrent pas dans ce système ou sont capables de le décoder eux mêmes et de passer à autre chose, je ne sais pas trop. Sans doute que l’exposition (l’endoctrinement ) aux thèses religieuses à un très jeune âge, où la pensée se forme et va se régaler avec ces théories qui correspondent précisément à l’intuition de l’enfant qui est à fond dans l’anthropomorphisme, couplée à une bonne louche de confort de groupe (il vaut mieux avoir tort à plusieurs que raison tout seul) rend plus difficile le recul critique. Tous les enfants occidentaux croient joyeusement au Père Noël jusqu’à 5 ou 6 ans et à cet âge, cela leur convient parfaitement.
Face à cela une approche frontale cherchant à prouver l’absurdité de la croyance est le meilleur moyen de se prendre un râteau et de se faire des ennemis tenaces. Je le sais, j’ai essayé. On m’a expliqué que je devais avoir une vie très triste et très vide, et totalement dissolue et immorale parce que je ne considérais pas tellement différent d’un chimpanzé, en tout cas pas qualitativement. Mais on prie pour mon salut quand même :-). Par contre la comparaison des systèmes religieux (comme celle des cultures) permet de prendre de la distance vis à vis de son propre système et peut-être au final de l’identifier comme tel : un système explicatif. Peut-être que l’explication telle que dans cet article peut-être utile.
Triste morale : ce n’est pas demain qu’on sera libérés de tout ce bazar – et ça fait peur par que ça reste une source de violence, d’intolérance et d’obscurantisme dont on se passerait bien. Peut être qu’un jour un de mes proches mourra en passant à côté d’un terroriste qui se fait péter la tronche en espérant aller au paradis entouré de jeunes vierges – ou parce que la recherche médicale sur les cellules souche n’avance pas assez vite parce qu’elle n’est pas bible-compatible.
On pourra me répondre que la religion amène aussi beaucoup de bonnes choses à l’humain et à la société, et la science tout un tas d’emmerdes ; sur la science je suis d’accord, mais le débat éthique serait plus facile et plus productif si il était débarrassé de sa dimension idéologique religieuse; Il n’y a qu’à voir le débat sur le mariage pour tous actuellement.
Sur le reste je suis extrêmement sceptique. Sans doute une certaine forme de confort moral (l’illusion du savoir et la croyance en l’au-delà peut faciliter la vie, sans doute), mais au prix d’une vie dans l’illusion. Le pari de Pascal à l’envers, en quelque sorte.
Quand à la dimension morale que la religion est censée amener chez les humains, c’est comme l’histoire du consultant qui vous pique votre montre pour vous donner l’heure et en plus vous facture sa prestation. Le sens moral existe dans des formes embryonnaires chez les animaux … il précède donc largement la religion, qui par un tour de passe passe génial a très bien réussi à faire croire qu’il venait d’elle. Un autre sujet …
Excellent post qui résume très bien ce qui se passe dans le monde de la gestion d’actifs (finance de marché). L’aléa qui règne dans la fixation des prix de marché est beaucoup beaucoup plus élevée qu’on ne le pense. Or nous avons un besoin – quasi maladif – (névrotique?) de devoir trouver une raison, une explication à tout ce maelström. Il est surprenant de voir à quel point lors d’un mouvement de cours de marché un peu plus fort que d’habitude certains pro. ont absolument besoin de savoir quel est le déclencheur (quel est le trigger?)…alors que souvent il n’y a rien à comprendre. Mais cette dernière éventualité est juste insupportable à reconnaître. Nous avons besoin de savoir pourquoi ! Alors forcément en cherchant bien on trouve, on attribue une cause en checkant les pages bloombergs pour trouver l’info, la dépêche qui a fait bouger les cours – parce que publiée juste avant ! – alors que dans le fonds ce n’était que du bruit.
Maintenant quant au détecteur de pattern : et bien au sens strict la finance est envahie par des grands gourous qui trouvent des pattern qui en visualisant les graphiques, qui en faisant du data mining…. et qui modélisent des trucs qui marchent bien en backtest et qui ne marchent plus dans le future. « Mais si cela ne marche pas, cela n’invalide pas la démarche », alors effectivement on va rebidouiller le modèle en se disant que l’on n’a pas utilisé tout à fait les bons paramètres ou on va changer d’expert.
Certains clients qui viennent nous voir – parmi les plus éclairés – d’une certaine manière acquiescent aussi en reconnaissant que l’on ne peut pas tout expliquer, prévoir l’avenir….pourtant juste après ils nous redemandent quelles sont nos hypothèses, quelles explications nous apportons aux mouvements de marchés auxquels nous faisons face comme un besoin irrépressible de trouver des réponses, une explication, un sens à ce qui n’en n’a peut être pas : mais cela serait finalement tellement intolérable de le reconnaître que nous persistons dans ce besoin de croire.
curés, traders : un peu de réassurance dans un monde bien moins causal et ethnocentrique qu’on ne le voudrait. Réassurance qu’on paye cher, alors que dans les deux cas c’est du « open ended loop » : la croyance ne garantit pas l’accès au paradis, et les résultats passés ne préjugent pas des résultats futurs. Et pour les intercesseurs vers les puissances inaccessibles au commun des mortels, il suffit de prendre une bonne commission au passage (il me semble qu’on pouvait monnayer l’absolution de ses péchés au moyen age non ?) et d’avoir une bonne histoire à raconter quand les choses ne se passent pas comme prévu. Bon, pour la religion, dans le cas de l’au-delà, personne n’en revient, ça simplifie la charge de la preuve 🙂 au moins certains traders peuvent aller en prison ! Il faut que je lise le dernier bouquin de taleb, est-ce que tu l’as lu ?
Ah ben non justement son livre sur l’antifragility je ne l’ai pas encore. En ce moment je suis un peu plus focus sur des livres de PPG 🙂 mais après il faudra bien que je me le procure. Mais avec ses deux précédents livres il nous a envoyés déjà une bonne couche de remise en question sur notre raison d’être (en tant que pro. de l’investissement) … que je considère que cela suffit bien comme ça. 😉
C’est bon. Ce post est suffisamment animé. Je peu passer mon tour ! 😉
Ah dommage : j’aurais pensé que tu aurais des choses à dire sur ma vision délibérément scientifique et bien peu métaphysique de la spiritualité 🙂